Le 10 avril 2018, Muriel Jolivet, professeur émérite qui a enseigné la sociologie à l’université Sophia de Tokyo, a donné une conférence sur le thème des mots clefs qui servent à décrire la jeunesse japonaise, que l’assemblée, constituée majoritairement de francophones, était prête à découvrir.
La première étude de Jean Stoetzel sur la jeunesse de Tokyo date de 1954[1]. Elle a été suivie par celle de René Duchac en 1968[2] qui considère qu’on devient adulte dès qu’on a intégré la société par le biais du travail et du mariage.
Muriel Jolivet a commencé par cerner jusqu’à quand s’étendait le concept de jeunesse, en Occident comme au Japon.
Aujourd’hui ce concept est beaucoup plus flou, car on est adolescent plus tôt et adulte plus tard, ce que révèlent les termes « adulescent » ou « kidultes ».
Les jeunes ont en effet de plus en plus de mal à s’extraire du cocon familial, situation qui se retrouve dans nombre de pays occidentaux, ainsi qu’aux Etat-Unis.
La jeunesse se caractérise par un accès plus précoce à l’autonomie (les adonaissants), tandis que les seuils qui symbolisent le passage à l’âge adulte (fin des études, départ de la maison parentale, accès à un emploi stable) ne cessent d’être repoussés.
Le syndrome de Peter Pan, rendu célèbre par Dan Kiley[3], est un phénomène qu’on retrouve dans quantité de pays occidentaux sous des labels tels que twixters, mammone, bommerang kids, Nesthockers, etc.
Muriel Jolivet avance que la disparition des rites de passage (baptême, communion, mariage, service militaire) pourrait avoir généré ou encouragé indirectement ce flou relatif à la jeunesse.
Au Japon, les célébrations qui balisent les âges de la vie (sortie du jardin d’enfant, entrée à l’université, entrée dans l’entreprise, sortie de l’entreprise) évoquent davantage des rites de passage.
Muriel Jolivet a présenté ensuite le livre du psychanalyste Okonogi Keigo, L’ère des jeunes en moratoire[4], qui définit les jeunes de la fin des années soixante-dix, comme étant immatures et sans plan de vie clairement défini. Ce livre charnière annonçait l’ère des parasites célibataires, version japonaise des Hotel Mama, présentée au tournant du siècle par le sociologue de la famille Yamada Masahiro[5]. Il observe que les jeunes repoussent le moment de se marier, sous différents prétextes (trop jeune, pas encore rencontré la personne idéale, etc.).
Même si la recherche de la sécurité reste une constante, Muriel Jolivet souligne l’aspect pragmatique, économe et sage d’une génération qu’elle qualifie « du petit bonheur ». Selon le sociologue Furuichi Noritoshi, auteur d’un livre très commenté sur la jeunesse[6], plus de 70 % des jeunes japonais se disent satisfaits de leur vie et pensent que le Japon est un pays stable et en paix où il fait bon vivre.
Un grand changement qui a marqué le jeunesse actuelle est le passage de l’emploi à vie (終身雇用) au merit system (成果主義).
Avec la disparition de l’emploi à vie (néanmoins toujours espéré), les jeunes changent plus facilement d’emploi. Jô Shigeyuki souligne que 30 % des nouvelles recrues démissionnent au bout de 3 ans[7]. Ce taux élevé serait la contrepartie du merit system qui érode le concept de fidélité, autrefois attendue des employés. Face au manque de main-d’œuvre, les entreprises essayent de ménager la susceptibilité de leurs jeunes employés afin de les garder.
La bipolarisation (格差) est un autre mot qui caractérise notre époque. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la société japonaise est loin d’être égalitaire. Ces inégalités se retrouvent dans le système éducatif et ses débouchés, mais aussi entre les femmes, au sein des couples et jusque dans la vie sexuelle et le taux de naissances. Dans un livre à succès[8], le militant antipauvreté Fujita Takanori observe que se marier et avoir des enfants est devenu un luxe que tous sont loin de pouvoir s’offrir.
La bipolarisation s’observe plus particulièrement au niveau de l’emploi, la main-d’œuvre étant scindée entre permanents (「正規」, environ 78.3% des hommes contre 42,2% des femmes) et en non permanents (「非正規」, respectivement 22% et 58%) [9]. L’économiste Tachibanaki Toshiaki est l’un des premiers à avoir évoqué ce déséquilibre[10] qui pénalise surtout les femmes. Dans son livre, Jo jo kakusa[11], il analyse les conséquences qui en découlent.
Les sondages révèlent clairement que l’université est un paravent contre les emplois non permanents (seuls 8,1% des hommes diplômés de l’université entrent dans cette catégorie, contre 23,4% au sortir du lycée). Pour les femmes, les pourcentages passent respectivement à 30,4% et à 66,1% (source, note 1). Si les non permanents gagnent les deux tiers des permanents, ces chiffres montent à 70% pour les femmes[12].
Les revenus ont un impact sur la vie amoureuse des jeunes gens, les chances de convoler étant proportionnelles aux revenus annuels des prétendants. L’augmentation du célibat dit « à vie » n’est pas étranger à ce phénomène. En 2015, un quart des hommes (23,37%) et une femme sur sept (14,06%) entraient dans cette catégorie, alors que 86,3% des hommes et 89,4% des femmes de 18 à 34 ans affirment toujours leur intention de se marier[13].
Muriel Jolivet a terminé sa conférence en présentant quelques best-sellers, vendus aux jeunes à plusieurs millions d’exemplaires, dont, L’art de se faire détester de Kishimi Ichirô[14], Comment veux-tu vivre ? de Yoshino Genzaburô[15], L’éloge du peu de Koike Ryûnosuke[16] ainsi que le prix Akutagawa 2016, Konbini ningen de Murata Sayaka[17].
Pour approfondir cette étude sur la jeunesse contemporaine, nous vous renvoyons aux livres de Muriel Jolivet, Japon, la crise des modèles (Picquier,2010), ainsi qu’à, Tokyo instantanés (Elytis, 2012) et Confidences du Japon (Elytis, 2014). La suite, Chronique d’un Japon ordinaire est sous presse aux éditions Elytis.
Le public a chaleureusement remercié Muriel JOLIVET pour la qualité de sa conférence.
A la fin nous avons pu nous procurer son livre relatif à la jeunesse Japon, la crise des modèles.
[1] Jeunesse sans chrysanthème ni sabre. Etude sur les attitudes de la jeunesse japonaise d’après-guerre, Plon U.N.E.S.C.O., 1954.
[2] La jeunesse de Tokyo, problèmes d’intégraton sociale, PUF, 1968.
[3] The Peter Pan Syndrome – Men Who Have Never Grown Up, Dodd Mead, 1983.
[4] 小此木啓吾『モラトリアム人間の時代』、中央公論社、1978.
[5] 山田昌弘『パラサイト.シングルの時代』、ちくま新書、1999.
[6] 古市憲寿『絶望の国の幸福な若者たち』、講談社、2011.
[7] 城繫幸『若者はなぜ3年で辞めるのか? 』 年功序列が奪う日本の未来 (光文社新書) 、2006.
[8] 藤田孝典『貧困世代』 社会の監獄に閉じ込められた若者たち、講談社現代新書、2016.
[9] D’après les statistiques du ministère de la Santé, de l’Emploi et de la Protection sociale.
[10] 橘木俊詔『格差社会』―何が問題なのか 、岩波新書、 2006.(Confronting Income Inequality in Japan: A Comparative Analysis of Causes, Consequences, and Reform , MIT Press, ed anglaise 2009).
[11]橘木俊詔『女女格差』、東洋経済新報社、2008 (traduction anglaise, The New Paradox for Japanese Women: Greater Choice, Greater Inequality, I-House Press 2010).
[12] statistiques du ministère de la Santé, de l’Emploi et de la Protection sociale, février 2018.
[13] D’après les statistiques du National Institute of Population and Social Security Research, 2015.
[14] 岸見一郎『嫌われる勇気』、ダイヤモンド社 、 2013.
[15] 吉野源三郎『君はどう生きるか』, (livre sorti à l’origine en 1937, réimprimé sous forme de manga), マガジンハウス , 2017
[16] 小池龍之介, traduit aux éditions Picquier.
[17] 村田 沙耶香『コンビニ人間』、文芸春秋、2016.